Une politique tutorale, pourquoi faire ?
Les accords seniors ont vu fleurir les bonnes intentions sur les "seniors tuteur". Et nombre d'entreprises, confrontées à la nécessité de pérenniser leurs compétences collectives - qui ne sont pas que de l'ordre du savoir faire - cherchent à créer ou à renouveler la fonction tutorale. Cependant, sélectionner des tuteurs, et même les former, ne suffit pas. La fonction tutorale dans l'entreprise doit s'inscrire dans une politique, qui permette aux parties prenantes de comprendre les enjeux et les rôles de chacun.
Des tuteurs : pourquoi ? et pour qui ?
Première série de questions à se poser: pour quelle raison, pour qui, et pour quelle finalité, l'entreprise souhaite t'elle recourir au tutorat.
- S'agit il d'intégrer de jeunes salariés en apprentissage, de jeunes ou d'adultes ou en professionnalisation ? Ces intégrations résultent elles d'une difficulté à recruter, d'une politique "d'image sociale" ? Leur finalité est elle de déboucher sur des emplois à durée indéterminée ?
- S'agit il d'accompagner des salariés en mobilité professionnelle ? Dans quel contexte ? Mobilité plutôt voulue, ou plutôt subie ?
- S'agit il de professionnaliser des salariés au sein même de l'emploi qu'ils occupent, parce qu'il a évolué par exemple ? Et dans ce cas, quelle est la nature de ces évolutions ? En quoi représentent elles une difficulté pour les personnes visées par le tutorat ?
- Ou encore d'intégrer des salariés récemment recrutés ? Et dans ce cas, quel est leur niveau de qualification ? Quelles sont les compétences attendues ?
Selon la (ou les) réponse (s) apportées, on voit bien que le profil des futurs tuteurs sera différent. Ce n'est pas la même chose de tutorer un jeune de 16 ans qui prépare un baccalauréat professionnel, un jeune ingénieur qui intègre un service R&D, un salarié qui passe à contre coeur d'une fonction de "back office" à une fonction de "front office"...
Et cette différence ne joue pas qu'au plan de la relation à instaurer entre tuteur et tutoré. Elle joue sur l'objet même du tutorat, ainsi que l'a très bien montré Bernard Masingue dans son rapport "Seniors tuteurs: comment faire mieux". Pour un résumé de cette partie du rapport, on pourra se reporter à mon billet précédent "Le tutorat pour apprendre au travail".
Dans cette étape de cadrage de la politique tutorale, il importe également de définir des objectifs. Veut on atteindre un % de l'effectif en apprentissage ? Un taux de réussite à une certification ? Un % d'effectifs en mobilité accompagnés par un tuteur ? Un % de réussite dans l'intégration ?
Ce n'est qu'après avoir répondu à ces questions que l'on pourra commencer à dessiner le profil des tuteurs recherchés, les modalités d'exercice du tutorat, l'outillage nécessaire au bon exercice de la fonction.
Etre tuteur : quelles conséquences ?
Il y a un tel consensus apparent sur les bienfaits du tutorat, que l'on oublie que celui-ci peut générer des craintes, et aussi des espoirs déçus. Si l'on anticipe pas ces questions, qui finiront de toute manière par se poser, l'on risque d'aller à l'échec.
Parmi les craintes les plus courantes, on trouve, coté ligne managériale : la crainte de "perte de temps" (de production) que représentera l'activité du tuteur. Coté tuteurs pressentis : la crainte de ne pas avoir suffisamment de temps libéré pour "bien s’occuper" du tutoré. D'avoir "du travail en plus" sans reconnaissance, sous une forme ou une autre. La crainte de "ne pas bien s'entendre" avec le tutoré, sans interlocuteur pour réguler la relation. Du coté des autres employés, peut se manifester la peur que les 'nouveaux entrants", si bien accompagnés, ne deviennent de futurs concurrents (plus diplomés, moins rémunérés...). Etc...
Les branches, ou entreprises, qui souhaitent développer le tutorat anticipent la plupart de ces questions et y apportent des réponses à propos desquelles elles communiquent largement.
Ainsi, le projet d'accord Suez Energies Services sur le tutorat, après avoir défini précisément le pourquoi et les objectifs, prévoit il un article 7 "La reconnaissance du tuteur", dans lequel sont prévues "la prise en compte de l'action de tutorat dans les missions et objectifs du tuteur", "l'évaluation de cette activité" à l'occasion des entretiens annuels, "la prise en compte" de "l'accomplissement réussi de missions de tutorat" "dans l'évolution professionnelle du tuteur", "la reconnaissance marquée à travers des événements dédiés", la "reconnaissance du développement des compétences à travers le tutorat", qui seront "inscrites sur le passeport formation"...
Et l'entreprise s'engage à respecter "la compatibilité entre la la charge de travail de tutorat et l'organisation du service", reconnaît "la mission de tutorat" comme "une composante à part entière de l'activité du salarié tuteur", et précise que "10% de l'activité professionnelle du tuteur est consacrée par celui-ci à cette mission spécifique".
De son coté, "L'Accord relatif au développement du tutorat dans diverses branches des industries alimentaires" prévoit que "le tuteur dispose du temps nécessaire" pour exercer les missions qui lui sont confiées. "Ainsi, l'entreprise prendra les mesures d'organisation et d'aménagement de la charge de travail nécessaires et compatibles à l'accomplissement de la mission du tuteur". "Le tutorat sera pris en compte dans la gestion de carrière des tuteurs".
Pour ma part, ayant défini et mis en oeuvre des politiques tutorales dans l'industrie, j'ai constaté à quel point l'exercice de la fonction tutorale est un "marche pied" pour accéder à des fonctions de management, tant les compétences mobilisées sont transférables..
L'accord Thales Electron Devices signé le 5 avril 2011 a la particularité de réserver l'exercice du tutorat aux salariés âgés d'au moins 50 ans. Le tutorat est centré sur le transfert de compétences, le tuteur identifié comme un expert ou spécialiste reconnu. Là encore, la mission du tuteur "est intégrée dans les objectifs de l'année du salarié", et le manager "vérifie la bonne adéquation de la charge du salarié, y compris la mission tutorale, par rapport au temps de travail du salarié". "Chaque mission de tutorat fera l'objet d'un engagement tripartite" (senior - manager- DRH) "sur l'objet, les objectifs, le temps nécessaire à la mission, les moyens spécifiques à sa mise en oeuvre'".
Etre tuteur : rôle ou statut ?
En France, le tutorat est clairement considéré comme un rôle, exercé en complément de l'emploi habituel du salarié. Mais ce n'est pas le cas dans tous les pays, et les entreprises qui souhaitent cadrer la fonction tutorale sur plusieurs pays doivent prendre ces différences en considération.
Le rapport "Tutoring function in small and medium construction companies", publié en 2008, fait ressortir des différences de vocabulaire qui ne sont pas neutres sur la représentation de la fonction du tuteur.
Le mot "tuteur" (tutor) est ainsi utilisé en France, Belgique francophone, Espagne, Italie et Suède. En Allemagne et en Suisse allemanique, le terme "formateur d'entreprise" (company trainer) est utilisé, reconnaissant à la personne en charge de la formation terrain le même "niveau" que celui du formateur en centre de formation. On utilise également en Allemagne et en Pologne le terme "Maître", dans l'esprit du compagnonage. En Pologne, c'est le terme "instructeur pour la formation pratique" (practical job training instructor) qui est préféré, "pointant le rôle essentiel et l'autonomie des formateurs de l'entreprise pour l'acquisition de compétences professionnelles".
On a donc d'un coté des pays où "être tuteur" est un rôle, qui tend cependant à être de plus en plus reconnu et spécifié: la France, la Belgique, l'Italie, par exemple.
Et de l'autre des pays où "être tuteur" est un statut, reconnu par l'entreprise mais ausi par l'environnement social, auquel on accède après une certification. C'est le cas, à des degrés variables, en Allemagne, en Suisse allemanique, Pologne, Suède.
Organiser et outiller la fonction tutorale
Qui sélectionne les tuteurs ? Qui évalue la qualité des tutorats ? Qui régule les relations tuteurs/ tutorés, tuteurs/ managers ? Qui suit les tuteurs et les accompagne dans l'exercice de leur mission ?
Comment prépare t'on les tuteurs à exercer leur rôle ? De quels outils disposent ils pour l'exercer : lettre de mission, documents de suivi, fiches de bonnes pratiques...
A titre d'exemple, on s'inspirera avec profit, pour répondre à certaines de ces questions, des ressources mises en ligne par Veolia Environnement.
"Tout senior n'a pas vocation à devenir tuteur" titre un chapitre du rapport Masingue. L'important est bien que le tuteur soit bien reconnu comme détenteur d'une pratique de référence, qu'il s'engage avec plaisir dans cette mission, et que les moyens lui soient donnés de l'accomplir. A ce titre, chacun des signes que donnera la Direction de l'entreprise, indiquant la prise en considération de cette mission, sera un vecteur pour se constituer un vivier de tuteurs engagés et dynamiques.