Si oublier nous inquiète, il est plus rare que nous nous questionnions sur la malléabilité de nos souvenirs et les trahisons potentielles de notre belle mémoire. Or le cerveau invente ou complète souvent des informations soit pour leur donner un sens attendu ou pour corriger quelque chose d'inadéquat.
Un script pour se simplifier la tâche !
Comment fonctionne notre cerveau pour ne pas être en charge en permanence ? Il élabore des scripts (ou scénarios) et des schémas.
Le schéma vs. le script
Un schéma est un souvenir standardisé, du fait d'une expérience répétée plusieurs fois. A la différence d'un script qui est une structure hiérarchisée d'événements sociaux se déroulant selon une procédure immuable dans le temps : les gestes que nous faisons chaque matin en nous levant par exemple, toujours les mêmes dans les mêmes délais et dans le même ordre. A tel point que nous pouvons les faire sans y prêter attention et en discutant ou en faisant autre chose en même temps.
Les contenus des scripts et des schémas nous permet une reconnaissance rapide d'une situation et une adaptation immédiate et efficace et sans charge mentale. Autrement dit script et schéma nous permettent d’accélérer les prises de décisions par une reconnaissance immédiate de critères d’une situation. C’est comme cela que les médecins élaborent des diagnostics rapides !
Les faux souvenirs… en toute bonne foi !
Parmi les trahisons les faux souvenirs. Ils affectent en priorité notre mémoire autobiographique.
Il s'agit d'événements que nous pensons avoir vécus, de lieux auxquels nous pensons être allés... et le tout en toute bonne foi. C'est une juste une trahison de la mémoire !
Comment créer de faux souvenirs ? Trois méthodes ont été identifiées.
- La question inductrice : question dans laquelle se trouve la réponse, souvent les interro-négations, mais pas seulement. Exemple : E. Loftus et Palmer (1974) ont fait l'expérience suivante. Ils ont projeté un film montrant la collision de deux véhicules à plusieurs groupes. Puis les questions concernaient l'estimation que les personnes avaient de la vitesse des véhicules au moment de l'impact. Plus la question comportait de termes forts et violents plus la vitesse donnée par les témoins était importante. 51Km/h pour « entrées en contact », 55 pour « heurtées », 61 pour « rentrées dedans », et 66 pour « écrasées l'une contre l'autre » !!! Deux hypothèses sont proposées pour expliquer cela : soit les questions influencent la réponse, soit la question modifie le souvenir du film. Par ailleurs une semaine plus tard, 14% des participants racontaient avoir vu du verre brisé sur la scène de l'accident... alors qu'il n'y en avait pas dans le film... mais c'était logique !
- L'information erronée : Elisabeth Loftus a mis en place une expérience démontrant que dans un récit, une information présentée secondairement pouvait remplacer définitivement une information exacte. Exemple : un accident de la route est visionné par un groupe et la psychologue demande si la voiture qui venait de droite a respecté le « céder le passage » ? Les participants répondaient oui ou non alors que la panneau était un stop. Et si on leur demandait ensuite quel était le panneau : 85 % affirmait que c'était un « céder le passage ».
- L'affirmation autoritaire : La toute bonne (ou mauvaise foi) d'une affirmation autoritaire peut faciliter des aveux dans des affaires de justice dont les médias ont largement parlées. "Vous avez été vu à tel endroit à tel moment... par telle personne..." la simple autorité sur une personne faible, ou en fragilité ponctuelle peut fabriquer le faux souvenir.
Les distorsions amnésiques et suggestibilité
Les distorsions résultent de la combinaison d'informations anciennes et de données récentes soit suggérées par un tiers, soit intégrées directement par l'individu lui-même. Appelées en pathologie, confabulations, les distorsions ne sont pas des fabulations ou inventions, mais une réalité nouvelle pour la personne. C'est à dire que celle-ci n'est pas consciente de la distorsion.
Les distorsions peuvent être par exemple suggérées lors d'un interrogatoire avec des questions interro-négatives...
Les distorsions sont le fait d'un mauvais enregistrement initial de l'événement ou de la déformation ultérieure de l'enregistrement qui lui était parfait. Par exemple, il est tellement normal pour votre mère que vous soyez au mariage de votre frère qu’elle vous y voit… alors que vous étiez en expatriation à cette période !!! Mais il est tellement impensable pour elle que vous n’y soyez pas…
Les distorsions sont le résultat :
- de nos idées reçues
- de nos habitudes
- de nos stéréotypes raciaux
Le détail ajouté… logiquement, et par manque d’information !
Nous avons vu que les schémas et scripts donnent du sens et complètent les informations. Voyons comment.
Vous voyez un serveur éponger un café sur une table. Vous n'avez pas vu qui a renversé le café ni comment, mais cette information sera dans 6 cas sur 10 ajoutée à votre récit.... car logique !
Notre mémoire enregistre non seulement les événements mais également leur interprétation.
Dans le cadre de témoignage oculaire, si notre témoignage est trop imprécis nos scripts et schémas compléteront.
Le problème de la reconnaissance des suspects : dans notre système judiciaire nous accordons plus de foi à un témoin qui dit avoir "vu" qu'à plusieurs qui ne "reconnaissent pas". On attribuera l'absence de reconnaissance à l'oubli en oubliant que la reconnaissance peur ne pas être fiable.
La cryptomnésie ou le plagiat inconscient
Théodore Fournoy nomme cryptomnésie le plagiat inconscient d'un texte, d'une idée que l'on croit parfaitement originaux et dont on s'attribue indûment la paternité parce qu'on a oublié d'où et de qui ils proviennent.
Freud lui-même é été victime de cryptomnésie ! L'histoire est la suivante : Freud tente un jour de convaincre un de ses amis de la potentielle bisexualité de l'homme... à celui-là même qui a tenté de lui en parler deux ans avant... sans succès !!!
Umberto Eco dans son "Nom de la Rose" a sans doute été victime de cryptomnésie. Dans un déménagement, en 1990, il redécouvre la Poétique d'Aristote... survole le livre et y découvre le thème de son roman avec l'empoisonnement des pages !!! Il avait certainement lu bien longtemps avant cette œuvre, puis rédigé, sans souvenir de lecture, son roman avant de se rendre compte de son plagiat.
Le déjà vu… un souvenir d’un millième de seconde !!!
Identifié par E. Boirac en 1876, le déjà vu est un sentiment intense et fugace de très grande familiarité avec un lieu, une personne ou un événement.
En 1884 une première explication est donnée avec un déphasage de quelques millièmes de secondes entre les deux hémisphères du cerveau. L'image immédiate faite par le cerveau droit serait analysée juste quelques millièmes de secondes plus tard et non en même temps par le cerveau gauche. Le présent arrive alors dans le passé et avec cette sensation qu'il a déjà été vu ou vécu. En clair, c'est un souvenir de quelques millièmes de secondes qui est rappelé, et donne cette sensation.
La seconde explication, tient à un souvenir ancien, mal construit et dont certains éléments sont repérés dans la situation présente. Il y a une similitude évidente entre deux événements, deux lieux ou deux personnes, mais notre cerveau a gommé les différences d'où cette sensation de déjà-vu. Exemple : on a beaucoup aimé le film "Out of Africa", et oublié qu'on l'a vu. En allant en Afrique du Sud on pourra avoir cette impression de déjà-vu.
Déjà vu, faux souvenirs et autres cryptomnésie sont donc de belles trahisons de notre mémoire ! Je me demande toujours et avec la même perplexité en écrivant ces lignes comment des « témoins » d’un procès peuvent affirmer « avoir été là, le 21 juillet 2001, à 19h30.. ; » se souviennent ils avoir été là… se souviennent ils l’avoir déjà dit 100 fois… ou leur cerveau leur fait penser que c’est logique, puisque c’était en juillet… etc !
Pour aller dans le détail, vous pouvez lire le très beau livre de Bernard Croisile, Tout sur la mémoire, chez Odile Jacob…