La valorisation des entreprises naissantes

Evaluer une entreprise relève souvent plus de l’art que de la science. Dans les nombreuses occasions qui m’ont été données de le faire, la situation m’imposait de redéfinir le cadre conceptuel et les méthodes à utiliser, si bien que chaque situation est différente. Devoir mener cet exercice sur une entreprise naissante (start-up) relève du défi.  En effet, bon nombre de concepts acquis en finance d’entreprise et de méthodologies éprouvées ne s’y appliquent pas. Il faut alors se ‘réinventer ‘ et, comme souvent, partir de ce que l’on connaît pour aller s’aventurer dans un domaine inconnu mais révélateur de beaucoup de richesses.

Je tente ici de dresser un panorama synthétique et nécessairement incomplet des approches méthodologiques connues et moins connues pour valoriser une entreprise naissante. Le lecteur avisé reconnaîtra que le sujet mérite approfondissement et que la portée de cet article est volontairement non technique.

La méthode des flux futurs actualisés ou Discounted Cash Flows (« DCF »)

Les caractéristiques de la méthode DCF

Cette méthode est la plus connue et la plus expérimentée.

  • Elle mesure la valeur intrinsèque attachée à un actif générateur de revenus nets futurs.
  • Cette méthode dépend du temps durant lequel ces cash flows sont produits, de leur taille et de leur caractère prévisible.
  • Cette approche comprend un horizon explicite (environ 7 à 10 ans) et un horizon implicite (au-delà de l’explicite) couvert par la valeur terminale. Cette valeur terminale est le plus souvent calculée sur la base d’une rente perpétuelle croissante ou bien d’un multiple de sortie à horizon basé sur un agrégat de profitabilité ‘cœur’, c'est-à-dire l’EBE ou le résultat d’exploitation.
Plan d'affaires start-up

Les limites de la méthode des flux futurs actualisés

  • Pour bâtir les flux futurs, on se base sur un plan d’affaires. A quel point pouvons-nous être confortables par rapport au plan d’affaires fourni, dans sa pertinence et dans son degré de détail ?
  • Nous ne disposons d’aucun référentiel historique auquel se raccrocher pour se rassurer, ce qui est souvent le point d’attache de l’évaluateur pour une société établie.
  • Le DCF est sensé évaluer la performance économique des actifs existants et des nouveaux actifs dans lesquels l’entreprise investit. Il mesure aussi l’efficacité opérationnelle réalisée (gains de productivité) sur l’outil existant. Or, les sociétés naissantes n’ont pas ou très peu d’actifs à l’origine, l’essentiel de leur croissance provenant d’actifs de croissance dans lesquels ils investiront.
  • L’importance relative de la valeur terminale (70-80% de la valorisation totale pour une entreprise établie, près de 100% pour une start-up) est exacerbée dans le cas d’une start-up, donnant à l’investissement un caractère binaire ressemblant à un pari.
  • Le taux d’actualisation est primordial car il influence la valorisation finale. Se reposer sur des comparables pour l’estimer est périlleux, notamment en ce qui concerne le bêta (quantité de risque pris), un des composants du taux requis par les investisseurs. Dans un DCF, ce paramètre joue un rôle fondamental et doit donc être très bien structuré pour ne pas tomber dans une trappe.
  • Avant d’aller se plonger dans la feuille Excel, il est aussi vital de se poser quelques questions cruciales et logiques sur l’articulation du plan d’affaires. Notamment, sur le type d’approche retenue : est-on en face d’une entreprise sans contrainte d’accès au capital ? Si c’est le cas, on devra s’assurer que la démarche suivie est cohérente : identification de son marché potentiel, du rôle que l’on entend y jouer…Un point fondamental est l’adéquation de la vision stratégique et de l’objectif visé à terme avec les moyens mis en œuvre : les investissements et le besoin en fonds de roulement budgétés sont-ils en ligne avec la stratégie ?
  • Dans le cas de contrainte dans l’accès au capital, c’est la capacité de levée de fonds de l’entreprise qui dicte le niveau d’investissement et de Besoin en Fonds de Roulement mobilisables et au final la part de marché atteignable par l’entreprise (donc son positionnement compétitif).

_______________________________________________________________________________________

Vous voulez monter en compétence et évoluer vers des postes de direction financière ?

Découvrez le Mastère Spécialisé® Direction Financière en partenariat avec l'IÉSEG School of Management

_______________________________________________________________________________________

La First Chicago Method (un DCF avec multiple scénarios)

Les principaux traits de la First Chicago Method

Cette méthode, qui tient son nom de la banque qui l’a utilisée au départ, ne diffère que très peu de la méthode des DCF.

  • Elle détermine le résultat de trois scénarios et actualise ces scénarios à un taux réaliste. Chaque scénario se voit assigner une probabilité d’occurrence et la valeur d’entreprise est la somme pondérée de ces 3 scénarios.
  • Elle est flexible (ajustement des flux et des taux d’actualisation pour chaque scénario), repose sur le DCF et intègre une certaine notion d’optionalité (au travers des 3 possibilités) absente de l’approche DCF.

Les limites de cette méthode

  • L’approche est très axée sur le jugement humain : qui détermine les poids relatifs à accorder à la probabilité d’occurrence de chaque scénario et pourquoi ?
  • L’approche par scénario peut conduire à une forte disparité entre la valorisation de l’investisseur et celle de ses fondateurs, différence souvent irréconciliable car ces derniers ne sont pas prêts à accepter de tourner des scénarios alternatifs au scénario ‘sponsor’ (le leur) fortement dégradés.
  • Elle doit être malheureusement répétée à chaque tour de table de financement dans l’optique de maintenir le taux de rendement visé par l’investisseur. De ce point de vue, sa mise en œuvre est assez lourde même si sa conception est flexible.
  • Le taux d’actualisation utilisé à chaque tour de table devra évoluer. Compte tenu des étapes de développement que connaît une start-up, il est souhaitable d’adapter le taux d’actualisation au fur et à mesure de l’évolution de l’exécution de son plan d’affaires.

Dans le second volet de cet article sur la valorisation des start-up, nous nous concentrerons sur la méthode des multiples et l’approche des Venture Capitalists.

La méthode des multiples, ou des comparables

I/ Les fondements de la méthode des comparables

Cette méthode est nommée ainsi car elle est basée sur l'observation de sociétés cotées en bourse qui sont comparables avec la start-up. Ses principales caractéristiques sont :

  • Comparer son entreprise à ses pairs cotées est sa mission première.
  • Une calibration est réalisée sur des unités de mesure de revenus ou de profitabilité (EBE, Rex, niveau des ventes) et appliquée à la valeur d’entreprise (EV/EBITDA). On rencontre aussi des mesures réalisées au travers du PER (PE/Equity).

II/ Le périmètre de la méthode

Les limites de l’application de cette méthode aux start-up sont cependant très nombreuses et en pratique doivent conduire le praticien à la regarder avec beaucoup de prudence. Les conditions ne sont que très rarement réunies. En effet, le comparé et les comparables doivent idéalement :

  • Avoir le même taux de croissance du chiffre d’affaires – cela est impossible car la start-up a souvent une croissance à 2 chiffres ;
  • Avoir des besoins d’investissement comparables – la start-up a des besoins d’investissement très élevés et probablement peu comparables aux sociétés cotées établies auxquelles elle est comparée (voir le ratio Rex/Investissement +BFRE) ;
  • Être exposé aux mêmes risques (notamment vis à vis de leur marché) – les risques de la start-up sont très élevés puisqu'elle est en phase d’acquisition de son marché ;
  • Avoir une structure de capital similaire – comment comparer des sociétés établies qui ont souvent une part (non négligeable parfois) de dette dans leur bilan avec des start-up qui en ont peu ou pas ?
  • Être profitable (au sens comptable du terme cela signifie avoir un résultat net positif : souvent cette condition n’est pas réunie avant 5 ans en ce qui concerne les start-up) ;

Dès lors, le lecteur aura deviné que le rédacteur de cet article ne met pas cette méthode au rang de celles qu’il convient absolument d’appliquer aux sociétés naissantes et ce malgré son caractère pratique, simple et rapide de mise en œuvre.

La méthode du Venture Capital

Cette approche est probablement la plus pragmatique de toutes et a été mise en œuvre par les praticiens du venture capital depuis longtemps. Pour évaluer une start-up, une méthode existe. Ce procédé, hybride, est basé sur une méthode des multiples complétée par une approche de négociation sur le niveau de prix. C’est sur ce second aspect que nous allons insister ici.

I/ La négociation du prix

Son principe repose sur une vision très pragmatique ; elle vise à encadrer le prix payé pour une participation dans une start-up lors d'un tour de table de financement. L’investisseur triangularise ce prix en l’articulant de la façon suivante :

  • Un prix plafond (« walk away price ») correspondant à la vision la plus optimiste de la valorisation de la société à horizon, en clair le maximum qu’il serait prêt à y investir ;
  • Un tarif plancher correspondant au prix minimum moyen que les investisseurs concurrents seraient disposés à y investir ;
  • Un prix probable se situant entre ces deux bornes.

II/ Les limites de cette méthode

Les limites de l’application de cette méthode aux start-up sont pourtant importantes :

  • Cette approche repose beaucoup sur la subjectivité ;
  • La valorisation en résultant peut s’écarter sensiblement de la réalité. Du fait du caractère très sommaire de l’analyse, et des ajustements réalisés sur le cas de base, la valorisation qui en résulte est très souvent bien au-dessus de ce qu’elle devrait être en réalité. Ceci peut créer des tensions ultérieures et conduire à la dilution des fondateurs ;
  • Les taux d’actualisation sont utilisés principalement comme facteur d’ajustement des flux alors qu’une revue rigoureuse des flux s’imposerait.
  • Les taux d’actualisation utilisés sont par ailleurs très éloignés des taux de retour sur investissement obtenus par les Venture Capitalists. Par conséquent, ils sont irréalistes. Les tableaux suivants montrent bien cette situation : ces chiffres sont mesurés avant la crise financière et on y constate une forte disparité entre les attentes (reflétées au travers des taux d’actualisation pratiqués en fonction de la phase de développement de la start-up) et la réalité où les taux finalement obtenus sont entre 3 et 4 fois inférieurs aux taux d’actualisation.
  • Cette situation devrait conduire à une réflexion d’ensemble sur le taux d’actualisation à pratiquer pour les start-up dans le processus de mesure du risque. Ce taux est censé couvrir le risque d’un projet quel qu’il soit (et on peut considérer qu’en tant que tel, l’investissement dans une start-up est un projet). Dès lors, on doit y intégrer les composants habituels que nous connaissons (taux sans risque, prime de risque et béta) et y ajouter une estimation de la majoration nécessaire pour faire face au risque de sinistralité élevée qui est le quotidien des sociétés naissantes. Cela doit nous conduire à pratiquer un taux sensiblement plus élevé que celui applicable aux flux d’un projet entrepris par une société établie ou aux flux de cette société. Pour autant, utiliser des taux qui relèvent plus d’une approche forfaitaire que d’une réelle construction est inadéquat.

La méthode de valorisation des start-up par les options réelles

  • Cette méthode est bien adaptée aux start-up car elles sont toujours en train d’innover, de tester un produit, un marché jusqu’à trouver le bon.
  • C’est une méthode est inspirée de la valorisation des options financières (options sur actions). Elle se fonde sur la construction d’une arborescence plus ou moins complexe en fonction des projets à l’étude. A chaque point nodal de l’arborescence, une décision (donc une direction) doit être prise. Deux variantes existent :
    • la méthode peut être mise en œuvre en mode continu, ce qui signifie que nous avons un point de départ et un point d’arrivée mais aucune étape intermédiaire.
    • Elle peut aussi être réalisée en mode discret, c’est-à-dire en pas-à-pas ;
  • Chaque opportunité d’investissement est conçue comme une option d’achat dont la prime constitue la mise de fonds ;
  • A chaque node, l’entreprise peut décider d’accélérer, d’abandonner ou de pivoter, c’est-à-dire de réinventer son produit pour l’adapter au marché cible. Cette agilité est capturée par les options réelles.
  • Chaque tour de table est conçu comme un node qui permet à la start-up d’aller d’une étape à l’autre. A chaque node est assignée une probabilité de réalisation.
  • La valorisation se construit sur la base de chacun de ces nodes dans lesquels sont encapsulés les valeurs actuelles nettes des mini-décisions prises. La somme en constitue la valorisation globale.
  • Plus l’arborescence est fournie et détaillée, plus la valorisation est précise.

Quelles sont les catégories d'option  ?

  • Croissance : une entreprise décide de réaliser un investissement aujourd’hui. Si ce dernier s’avère fructueux, elle peut décider de réinvestir dedans pour en augmenter sa valeur.
  • Attente : une fois l’autorisation (licence ou autre) obtenue, une entreprise décide du timing de lancement de son activité.
  • Développement séquentiel : à chaque étape, l’entreprise peut soit développer, soit arrêter le projet.
  • Abandon : elle permet à la start-up d’abandonner le projet et de le revendre à un tiers.
  • Echange : si la start-up utilise des composants essentiels dans son process de production mais qu’il existe des substituts, l’entreprise peut les exploiter.
  • Extension ou de contraction : une fois la capacité de production calibrée, si le projet fonctionne bien, la société peut envisager une seconde unité de production ou au contraire réduire cette capacité.
  • Apprentissage : l’entreprise décide d’attendre d'avoir les informations vitales pour la réalisation de son projet avant de le lancer.
Start up options réelles

Les options réelles et ses limites

La méthode des options réelles permet de capturer une valeur supplémentaire non intégrée par le DCF. Pour rappel, le DCF se concentre sur un seul scénario, les options réelles sur de multiples. Les options réelles sont valorisées comme les options financières. Or, les conditions qui prévalent pour ces dernières sont difficilement réunies dans les start-up :

  • Un sous-jacent très illiquide : les participations en capital dans les start-up sont très difficilement négociables et donc foncièrement illiquides ;
  • les fondateurs doivent imaginer des scénarios très dégradés menant à la faillite parmi toutes les options présentées, ce qui évidemment n’est pas dans leur nature ;
  • La complexité de l’approche la rend difficile à implémenter et à communiquer.

Pour autant, une coexistence entre méthode des flux et options réelles est possible et n’est pas antagoniste. En effet, les méthodes des DCF et des options réelles sont complémentaires. Le DCF est conçu comme donnant une valorisation plancher tandis que les options réelles impactent positivement la valorisation en capturant la partie positive de l’incertitude.

Au cours du temps, le poids relatif de chaque composante de valorisation varie en donnant progressivement une part prépondérante au DCF (pour des entreprises ayant atteint 3 années d’existence au moins). Au début toutefois (entreprises naissantes jusqu’à atteindre 2-3 ans d’existence) la méthode des flux prévaut.

Poids relatif du DCF des options réelles dans la valorisation d'une start-up

Synthèse des méthodes revues

Méthodes de valorisation classiques (DCF, Multiples)

Ces méthodes sont peu adaptées aux sociétés naissantes car elles impliquent :

  • Souvent un seul et unique scénario, peu réaliste.
  • Que les entreprises comparées à la start-up lui soient précisément incomparables.
  • Un plan d’affaire très détaillé et fourni avec un référentiel historique inexistant pour les start-up.

Finalement, elles mènent au final à une valorisation peu en rapport avec la réalité.

Méthodes des praticiens (First Chicago Method, Venture Capitalists)

Ces méthodes sont simples et pragmatiques. Elles ne reposent sur aucun fondement théorique. Leurs hypothèses sont restreintes et elles sont basées sur le jugement humain pour l’essentiel.

De mise en œuvre assez simple, elles conduisent la plupart du temps à des valorisations assez élevées et; elles aussi, écartées des réalités.

Méthode des options réelles

  • Cette méthode est la plus adaptée aux start-up car elle intègre de multiples possibilités.
  • De mise en œuvre assez complexe, elle est en outre basée sur des hypothèses assez restrictives.

Cette méthode, en pratique assez peu utilisée, peut être utilement conjuguée avec la méthode des flux dans une vision temporelle qui vise à donner un poids relatif à chacune en fonction du degré d’incertitude qui prévaut.

La valorisation est un art difficile. Ceux qui s’y attèlent le savent et demeurent donc humbles devant la complexité des situations rencontrées. Un inventaire des approches est un premier pas pour éclairer le sujet. Sa mise en pratique se révèle plus ardue et nécessite la prise en compte du contexte et une profonde écoute des acteurs du projet.

Article rédigé par Patrick Daguet, Directeur académique de l'Exécutive Mastère Spécialisé® Direction Financière de l'IÉSEG et Cegos.

Avez-vous trouvé cet article utile ?
Ecrit par

Patrick Daguet

Recevez nos newsletters

Formation, Management, Commercial, Efficacité pro

Abonnez-vous